CONSEIL FAMILLE ET SOCIETE Paris, le mercredi 17 avril 2013
La
nécessaire médiatisation des positions sociétales de l’Eglise catholique ne
devrait pas faire oublier que cette dernière est également fortement préoccupée
depuis longtemps par la
crise
socio-économique que subissent tant de nos contemporains. Tandis que se prépare
pour
l’ascension
2013 un grand rassemblement à Lourdes « Diaconia », concernant les enjeux de
solidarité,
on trouvera ci-après un texte du Conseil Famille et Société à propos des
restructurations d’entreprises, titré « Choisir le dialogue social »
Mgr Bernard Podvin
Porte-parole des évêques de France
RESTRUCTURATIONS D’ ENTREPRISES :
CHOISIR LE DIALOGUE SOCIAL
En ce
printemps 2013, les restructurations d’entreprises semblent s’accélérer et
augmenter.Les
annonces répétées de suppressions d’emplois ou de licenciements plongent les
salariés et leurs
familles dans l’expectative et la peur du lendemain. Les plans sociaux
éprouvent les travailleurs,
les responsables d’entreprise, mais aussi les élus locaux et les habitants des bassins
d’emploi et des régions concernés. La révision récente à la baisse des
perspectives de croissance
pour 2013 laisse présager que les licenciements économiques pour les moyennes
et petites
entreprises vont encore s’aggraver. Cependant notre réflexion concerne
principalement les
restructurations pour les grandes entreprises.
L’Eglise
par la voix du « Conseil Famille et Société » est déjà intervenue pour
manifester son attention
aux personnes que cette crise affecte directement, et pour appeler à des
changements d’attitude.
Ce fut le cas avec le document "Grandir dans la crise" (1). Au-delà des
nécessaires décisions
politiques pour remédier aux causes de la crise et trouver des issues respectueuses des
hommes, des modifications dans les modes de vie s’avèrent indispensables. C’est
par ces changements
que pourra s’ouvrir la voie à une action politique efficace sur le long terme.
Dans le
document précité, les évêques appelaient chaque croyant à un devoir de
solidarité et de
coopération, à la mesure de ses capacités. Ils invitaient aussi à considérer
une perspective de long
terme pour surmonter les incohérences entre consommation et emploi, entre développement
de nos partenaires et lutte contre le chômage chez nous. Au jour d’hui,
il semble nécessaire à l’Église de reprendre la parole pour dire sa solidarité
avec ceux et
celles qui sont marqués par la crise, et ceux et celles qui, à des degrés
divers, exercent des
responsabilités pour la conjurer et en corriger les effets négatifs. Pour
aller plus loin, nous rappelons quelques éléments qui nous paraissent
essentiels pour la recherche
de solutions aux graves problèmes évoqués. Nous voulons particulièrement encourager
le dialogue social comme une manière habituelle de vivre au sein de
l’entreprise avec les
changements d’attitude que cela implique.
1. L’entreprise, une
communauté humaine de travail
Face aux
restructurations dans les entreprises industrielles, agro-alimentaires ou de
service et les
menaces sur l’emploi, on ne peut oublier que l’entreprise est une communauté
humaine. Pour
l’enseignement social de l’Église l’entreprise existe comme une communauté
humaine de
travail où salariés, dirigeants et actionnaires vivent dans une
interdépendance. Au titre de cette
solidarité, les trois composantes doivent pouvoir chercher ensemble les moyens
de servir le bien
commun de l’entreprise.
« On
doit tendre à faire de l’entreprise une véritable communauté humaine, qui
marque profondément de son esprit les relations, les fonctions et les devoirs
de chacun de ses membres. » Jean XXIII,
Mater et magistra 91
«
L’entreprise ne peut être considérée seulement comme une ‘société de capital’ ;
elle est en même temps une ‘société de personnes’, dans laquelle entrent de
différentes manières et avec des responsabilités spécifiques ceux qui
fournissent le capital nécessaire à son activité et
ceux
qui y collaborent par le travail. »
Jean-Paul II, Centesimus annus 43.
« Les
dynamiques économiques internationales actuelles, caractérisées par de graves
déviances et des dysfonctionnements, appellent également de profonds
changements dans la façon de concevoir l’entreprise. D’anciennes formes de la
vie des entreprises disparaissent, tandis que d’autres, prometteuses, se
dessinent à l’horizon. Un des risques les plus grands est sans aucun doute que
l’entreprise soit presque exclusivement soumise à celui qui investit en elle et
que sa valeur sociale finisse ainsi par être amoindrie. En raison de leur expansion
et de leur besoin accru en capitaux, il est de plus en plus rare que les
entreprises aient à leur
tête
un dirigeant stable qui se sente responsable, à long terme et pas seulement à
court terme, de la vie et des résultats de l’entreprise. Elles sont aussi de
moins en moins liées à un territoire unique.
» Benoît XVI
Caritas in veritate, 40
Une
telle approche permet d’évoquer quelques aspects fondamentaux qu’il est
nécessaire de prendre
en compte dans la vie des entreprises.
11 Le
travail comporte un caractère subjectif humain qui oblige à l’aborder et à
l’organiser comme un
moyen d’expression de la capacité propre de chaque travailleur à contribuer au développement
de la collectivité.
12 La
collectivité de travail elle-même revêt une valeur propre. On ne peut en
disposer comme
d’un simple objet de propriété.
13 Les
pouvoirs qu’exercent les actionnaires en raison de leur détention d’actifs au
capital d’une
entreprise ne sont pas sans limites. Ils ne peuvent, dans une position
lointaine ou comme en
surplomb, se soustraire au service du bien commun de l’entreprise. Celui-ci
doit viser
l’harmonie de la communauté humaine de travail qui inclut pérennité de l’emploi
et continuité
des relations de travail.
14 Les
représentants des salariés, désignés ou élus selon le droit en vigueur, ont une responsabilité
essentielle, non seulement du point de vue de la défense des intérêts des salariés,
mais plus globalement du point de vue de la viabilité durable de l’entreprise.
La présente
crise, si elle pointe d’abord les risques de suppression d’emplois, ne saurait
faire oublier
l’importance des procédures et des attitudes qui, en amont, ont pour objet le
bien économique
et social de l’entreprise.
15 Les
dirigeants d’entreprise sont responsables de la mise en oeuvre harmonieuse du
bien commun
de l’entreprise dans sa dimension économique et sociale. Ils doivent l’assumer
en veillant
à ce que toutes les composantes de cette communauté de travail aient le droit
et exercent
le devoir de participer au bien de l’ensemble par le développement du capital humain (2)
16 Les
détenteurs de moyens de financement (banques, établissements de crédit ou détenteurs
de patrimoines financiers) sont appelés en ce temps de crise à accorder une attention
particulière aux solutions qui leur sont présentées par les responsables
d’entreprise ou les
organisations des salariés, visant autant que possible à préserver l’emploi. En
affichant ce souci
de l’emploi et leur volonté de préserver des communautés de travail, ils encourageraient
les responsables et dirigeants à fournir plus précocement, et donc plus utilement
des propositions pour faire face à la crise. Il faut, hélas, constater que par
crainte d’avoir
à faire face aux attitudes restrictives des prêteurs, les dirigeants de P.M.E.
et T.P.M.E. alertent
ceux-ci trop tardivement, voire après les délais fixés par le code du commerce
en matière
d’insolvabilité.
2 Lorsque survient
l’inéluctable
La
situation de l’entreprise contrainte à la mise en oeuvre de plans sociaux
comportant du chômage
partiel, des réductions d’effectifs ou des licenciements économiques, est
toujours un choc,
une souffrance pour les hommes et les femmes concernés directement ou
indirectement. Ils
peuvent y lire une menace pour l’avenir et un désaveu quant à l’utilité de leur
travail.Le «
Conseil Famille et Société » invite les responsables des entreprises concernées
à reconnaître
cette souffrance qui ne peut être effacée par de justes compensations
financières et à
accorder une priorité stratégique à leur engagement personnel dans les
négociations.
21
Lorsqu’il s’avère inéluctable de réduire les effectifs dans un secteur de
l’entreprise, ou lorsqu’une
petite entreprise envisage de déposer son bilan, le critère de l’emploi est
prioritaire dans les
règlements applicables par les tribunaux de commerce. Il faut souligner
l’importance du rôle
des juges et des administrateurs judiciaires auxquels il incombe de préserver
la communauté
de travail. Leur expérience conjointe à celle des établissements de crédits spécialisés
dans le financement de développement des P.M.E. devrait conduire à améliorer
les dispositifs
de veille et de prévention. En développant de "bonnes pratiques", on
protégerait
mieux
l’outil de travail que constitue une communauté humaine douée d’une compétence acquise
par l’expérience.Malgré
tout, l’essentiel pour la pérennisation et le développement de l’emploi se
situe, bien en amont,
dans la communauté de travail dans l’entreprise, et s’agissant de
sous-traitants, dans
celle de
son environnement économique élargi.
22 Même
si toute négociation comporte une part inévitable d’affrontement et de conflit,
le Conseil
demande cependant aux responsables et aux actionnaires de prendre la mesure des difficultés
et de les assumer au nom d’un intérêt de survie à long terme qu’il leur revient
de communiquer,
non seulement aux salariés ou à leurs représentants, mais aussi aux collectivités
territoriales qui ont la charge des communautés locales où vivent les
travailleurs et leur
famille.
23
Tenant compte de la richesse que représente pour l’entreprise l’expérience
acquise au sein
d’une communauté de travail, des besoins et des capacités de mobilité de ses
salariés, les reclassements
internes au sein d’une même entreprise sont à privilégier.Si la
tâche de mettre en oeuvre des réductions d’effectifs ou des licenciements au
moyen de reclassement
est confiée à des responsables intermédiaires, lorsque les entreprises n’ont
pas en
interne cette compétence, il importe que ces procédures fassent préalablement
l’objet d’une négociation
avec les représentants syndicaux ou, le cas échéant, les représentants du
personnel
et que
ceux-ci soient autant que possible associés à leur mise en oeuvre.
24 Il
convient de souligner le rôle essentiel qui revient au préfet pour mobiliser
les énergies et
ressources disponibles dans un département donné pour prévenir ou atténuer les conséquences
de la fermeture d’un établissement.
3. Gérer les situations
en vérité et par le dialogue social
«
L’Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon
fonctionnement de l’entreprise. Cependant, le profit n’est pas le seul
indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes
économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent
le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans
leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut
pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour
l’efficacité économique de
l’entreprise...
Le profit est un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’en est pas
le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et
moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de
l’entreprise. » Jean-Paul II, Centesimus
annus 35.
31 Les
négociations au moment d’une réduction inévitable des effectifs seront d’autant plus
pertinentes et conformes au bien commun recherché pour l’entreprise que l’habitude
aura été
prise dans la vie courante de celle-ci, d’une information et si possible d’une
consultation sur les
orientations qui concernent son avenir.
Cela
touche à la qualité des relations humaines au sein de l’entreprise sous l’angle
de l’aptitude
à alimenter un dialogue régulier, particulièrement en vue d’évaluer la
viabilité de ses
activités, les changements d’ordre professionnel que peut induire la pérennité
de son développement.
Instaurer une culture de la formation continue ouvrant au dialogue est une responsabilité
stratégique des dirigeants d’entreprise et des organisations syndicales.
32 Il
faut souligner l’importance de la "Gestion prévisionnelle de l’emploi et
des compétences"
prévue par le Code du travail. Il est indispensable de faire une évaluation de
ces dispositions
et des enseignements tirés de leur application. En effet, définir les moyens d’accès
effectif à une formation continue est un enjeu prioritaire dans le dialogue
social, notamment
pour les salariés que leur compétence protège faiblement des changements à prévoir.
Le
Conseil « Famille et Société » encourage les responsables d’entreprise et les
représentants du
personnel à se prêter à des analyses prospectives "à froid" pour
faire face à des restructurations
que les évolutions technologiques et les tendances du marché rendent vraisemblables.
Même s’il s’agit d’exercices difficiles, mettant à l’épreuve la responsabilité des uns
et des autres devant leurs mandants, actionnaires et salariés, cette pratique
doit être privilégiée
pour maintenir le souci à long terme du bien de la communauté de travail. Elle permettrait
aussi d’ouvrir davantage la voie aux innovations issues de la recherche et du développement.
33 Les
dirigeants d’entreprise doivent avoir, pour mettre en oeuvre une telle pratique
de dialogue
et de recherche prospective, un vrai souci de la formation des représentants
des salariés
et lui consacrer les moyens et ressources nécessaires
34 En janvier dernier, un accord social a mis en relief la possibilité d’enrichir
le dialogue social
par une meilleure prise en compte des réalités vécues par les salariés et par
les décideurs
lorsqu’il faut faire face à des ruptures ou à des adaptations comportant une
mobilité professionnelle. Le
Conseil « Famille et Société » espère que la mise en oeuvre pratique de cet
accord permettra
de renforcer le dialogue social en vue d’une meilleure prise en compte du bien commun
et des dispositions préventives qu’il appelle, dans un esprit de justice où les
efforts sont
proportionnés aux capacités de les assumer.
4 La place de l’État et
des collectivités locales dans le dialogue social
«
L’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple
extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien
commun, que la communauté politique d’abord doit aussi prendre en charge. C’est
pourquoi il faut avoir présent à l’esprit que séparer l’agir économique, auquel
il reviendrait seulement de produire
de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la
justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves déséquilibres. » Benoît XVI, Caritas in veritate, 36
41 Au
sein des bassins d’emploi de faible dimension, la perte d’une part
significative des emplois
d’un établissement industriel laisse bien souvent les collectivités
territoriales désemparées.
Les grandes sociétés sont tentées d’arbitrer à l’échelle mondiale entre
différents territoires
en fonction de critères qui prennent en compte uniquement le souci de leurs
propres intérêts
plutôt que ceux des territoires où elles sont implantées. Il serait utile
d’évaluer l’efficacité
des pratiques correspondantes aux dispositions du Code du travail (art. 2241-2
et 2242-15)
qui font obligation aux très grandes entreprises d’informer les responsables
des
collectivités
territoriales concernées par d’importantes modifications de l’emploi. De plus
en plus soucieuses de l’attractivité de leurs territoires, les collectivités
locales doivent être
considérées comme un partenaire dans l’accomplissement du bien commun. Dans
cette perspective,
les modalités d’un dialogue régulier où des attentes s’expriment de part et d’autre,
sont sans doute à revoir. C’était déjà l’ambition des "Comités de bassins
d’emploi" lancés
dans les années 70. Elle est toujours d’actualité.
42 Cette
période de crise met en relief des capacités d’initiative et d’orientation
stratégique des
grandes métropoles économiques. Cependant, il faut aussi valoriser le rôle des
Conseils de développement
qui peuvent être mis en place à l’échelle de bassins d’emploi plus modestes où la
situation est souvent difficile pour les habitants. Dans ces bassins peut aussi
être développé
la pratique de « revitalisation » prévue par le Code de travail (art. 1233-84).
Dans ces
espaces aussi, le dialogue est nécessaire et utile entre entreprises,
partenaires sociaux et représentants
des collectivités territoriales qui pourraient échanger leurs attentes
mutuelles. Les
services de l’État doivent pouvoir susciter un tel dialogue là où il peine à
s’installer afin d’anticiper
les risques sociaux.
Cette
réflexion du Conseil « Famille et Société » s’inscrit dans la perspective d’une
« écologie
sociale
du travail » (Centesimus annus, 38), où le dialogue social qui recherche le
bien
commun
de l’entreprise, contribue aussi à celui de la société toute entière.
Nous
souhaitons pouvoir éclairer les chrétiens confrontés, au titre de leur
situation et de leurs
diverses
responsabilités, aux questions et à la gestion des restructurations
économiques. Notre
réflexion
s’adresse aussi aux hommes et aux femmes de bonne volonté qui, par leurs
responsabilités,
sont engagés dans le dialogue social.
Mgr Jean-Luc Brunin, Président
et le
Conseil Famille et Société de la Conférence
des Evêques de France
1 Conférence des évêques de
France, Bayard Editions, Fleurus-Mame, Cerf, janvier 2011
2 « Entreprise, les fragiles
équilibres du bien commun », Baudouin Roger, Document
Episcopat 12/2012